On sait aujourd'hui que grandir au sein d'un quartier populaire est généralement source d'inégalités multiples, y compris en éducation, en santé et en termes d'épanouissement et de bien-être [CNESCO, 2016 ; Paugam, 2016 ; PISA ; Duru-Bellat, 2002].
L'objet de la communication que nous proposons s'inscrit dans le cadre d'une recherche qui analyse la production de bien-être et de santé par l'institution scolaire au sein d'un quartier populaire à travers un projet de déplacement et de reconstruction d'une école élémentaire d'un quartier défavorisé d'une ville française de taille moyenne.
La recherche, ethnologique et sociologique, a été initiée par une demande de la Direction de l'éducation de la ville en 2013 : il s'agissait d'accompagner le projet de reconstruction de l'école élémentaire du quartier depuis la réflexion relative à l'architecture jusqu'à son ouverture, dans le but d'assurer le bien-être des jeunes et leur réussite éducative [Zoïa et Visier, 2016]. J'ai rejoint ce projet il y a un an, dans le cadre de ma thèse de doctorat qui porte sur la manière dont grandissent et se construisent les jeunes tout au long de leur scolarité obligatoire, c'est-à-dire de 6 à 16 ans, au sein de ce quartier ségrégué et majoritairement habité par des publics de voie migratoire.
Je vais centrer mon propos sur la réflexion menée par notre équipe autour de l'espace de restauration scolaire. Le déjeuner en restauration scolaire pose de multiples questions en tant qu'enjeu socio-éducatif, pédagogique, sanitaire et de gouvernance territoriale. La pause méridienne, bien qu'elle ne soit pas prise en charge par le personnel Education Nationale, fait partie du temps scolaire : en effet, elle est un moment d'apprentissage pour les enfants qui participe, de manière positive ou négative, du climat scolaire. Le temps de restauration est une période fondamentale qui doit permettre aux enfants de se ressourcer et de se restaurer avec plaisir, tout en développant divers apprentissages liés à l'autonomie et la santé. Repenser l'espace de restauration scolaire implique de s'assurer qu'il est conçu en faveur du bien-être des jeunes qui le fréquentent quotidiennement. Encore peu explorée en sciences de l'éducation, cette question se situe aux croisements de nombreuses problématiques, telles que la santé publique, le développement durable, les relations interprofessionnelles (collectivités locales / éducation nationale), et enfin les dimensions culturelles et religieuses présentes au sein l'institution scolaire (autour des logiques identitaires, des interdits alimentaires...).
Actuellement, la cantine de l'école de notre terrain est deux fois moins fréquentée du lundi au jeudi, par rapport au vendredi, appelé par tous « jour de poisson ». Cette spécificité du quartier pose la question de la façon dont l'alimentation est culturellement pensée, et affiliée à la religion. Les acteurs éducatifs comme les élus, désapprouvent les demandes des publics, traduisant un enjeu identitaire sous couvert de laïcité D'une part, les acteurs éducatifs s'interrogent quant à la véritable nécessité de la cantine pour les familles, ces dernières peuvant se permettre de choisir d'inscrire ou non leurs enfants en fonction du menu. D'autre part, les élus mettent en avant l'effort effectué en proposant chaque jour un menu sans porc, « On ne va pas se mettre à faire du halal ». Le désintérêt pour cet espace est renforcé du fait que la salle de restauration n'est fréquentée en moyenne que 20 minutes par jour pour les enfants demi-pensionnaires et inconnue de la part des familles.
De leur côté, les familles qui souhaiterait la mise en place d'un repas végétarien, se sentent oubliées et peu prises en considération. Cette tension persistante développe le sentiment d' « une école des autres » [Zoïa et Visier, 2016]. Cette tension est doublée par le regard que se portent les enfants entre eux : « Ils surveillent ce que mangent leurs camarades, et le fait que certains mangent de la viande, et surtout du porc parce qu'il y en a quand même, peut-être source de conflit dans la cour », explique une enseignante de l'école.
De surcroit, l'enjeu économique et politique est déterminant pour comprendre la complexité de la situation : un responsable territorial nous explique qu'après analyse, le retour de ces enfants vers les cantines scolaires, grâce à l'élaboration d'un menu végétarien, engendrerait une perte importante du budget de la collectivité. Ainsi, le quartier lui-même fait système, les valeurs et origines culturelles des habitants n'étant pas les seuls facteurs qui alimentent la culture du quartier. [Zoïa et Visier, 2016]
Cependant, comment faire de cet espace banalisé un lieu de vie convivial reconnu producteur de santé et de bien-être ? Le traitement de cet espace doit-il rester exclusivement scolaire ou peut-il s'étendre au quartier afin de développer un sentiment d'appartenance qui favoriserait le sentiment de bien-être des enfants lors des temps de restauration scolaire ?
CNESCO, 2016, Inégalités sociales et migratoires. Comment l'école amplifie-t-elle les inégalités ? Paris.
Duru-Bellat Marie, 2002, Les inégalités sociales à l'école : genèse et mythes. Paris : PUF, 2002.
Paugam Serge, 2016, « Le quartier défavorisé, accélérateur des formes contemporaines de la disqualification sociale », Ecoutons ce que les enfants ont à nous dire. Grandir en France : le lieu de vie comme marqueur social, Consultation nationale des 6-18 ans, Unicef-France, 42-45.
Zoïa Geneviève et Visier Laurent, 2016, « Construire l'école du bien-être dans un quartier pauvre. Une expérience d'accompagnement sociologique », Espaces et sociétés, n°166 : 79-93.